Le 22 novembre 2010, le procès de l’ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba s’est ouvert devant la Cour pénale internationale (CPI). Les procureurs ont appelé 40 témoins afin d’apporter des dépositions relatives à la complicité présumée de l’accusé dans les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité perpétrés par ses combattants lors du conflit de 2002-2003 en République centrafricaine (RCA). Cet article donne un aperçu des témoignages présentés par l’accusation. Il convient de remarquer toutefois qu’ils ne comprennent pas les témoignages entendus à huis clos.
Les chefs d’accusation
Les procureurs affirment que les troupes appartenant à la milice privée de M. Bemba, le Mouvement pour la libération du Congo (MLC), qui a été déployée pour soutenir la lutte du président en exercice de la RCA, Ange-Félix Patassé, contre une tentative de coup d’état, ont commis des actes de violence sur les civils. Selon les procureurs, des viols, des meurtres et des pillages « répétés, généralisés et violents » ont accompagné la progression des forces congolaises.
L’accusation soutient que, en tant que président et commandant en chef de ce groupe, M. Bemba savait que ses troupes commettaient des crimes et « qu’il n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour empêcher ou réprimer leur commission ». Les procureurs de la CPI accusent par conséquent M. Bemba d’être pénalement responsable, en tant que commandant militaire, de deux crimes contre l’humanité (meurtre et viol) et de trois crimes de guerre (meurtre, viol et pillage).
Les témoignages
Les témoignages oraux de l’accusation ont été présentés par des témoins appartenant à quatre catégories. La première était constituée de témoins de crimes, à savoir des personnes victimes de crimes ou témoins de la victimisation d’autrui. La deuxième catégorie concernait les témoins généraux qui ont apporté des témoignages sur des éléments des crimes imputés. La troisième était celle des témoins experts, des personnes dont les études, la formation et l’expérience pouvaient apporter une évaluation, un avis ou un jugement dans un domaine d’expertise. La dernière catégorie concernait les personnes de « l’intérieur » qui témoignaient sur les activités du MLC lors du conflit.
Hormis les dépositions de témoins, l’accusation a également présenté des preuves par le biais de divers documents, dossiers et demandes faites à la Cour. Á l’ouverture du procès, l’avocat de l’accusation Petra Kneur a déclaré que les crimes commis par les troupes du MLC n’étaient pas indirects mais avaient été « permis dans le cadre d’une tactique militaire ». Elle a ajouté :
Ils ont commis des viols à tout moment et de toutes manières, sur des femmes, des filles ou des personnes âgées ainsi que sur des hommes représentant l’autorité. Ils les ont perpétrés la nuit ou en pleine journée, dans les maisons, les rues, dans les champs, en public et en privé.
Mme Kneur a également soutenu que ces meurtres suivaient un modèle : « Ils tuaient les civils qui opposaient une résistance aux viols, à la violence physique et aux pillages. Ils les ont tués parfois dans le cadre d’une seule agression ou d’une série d’agressions ».
Le viol
Neuf témoins ont raconté avoir été violés collectivement par des soldats du MLC, souvent en plein jour et devant des membres de leur famille. Le ‘‘témoin 68’’ et le ‘‘témoin 29’’ ont déclaré qu’elles avaient eu des résultats positifs au test de dépistage du VIH après avoir été violées collectivement, bien que l’une d’entre elles n’était pas certaine d’avoir contracté le virus avec ses violeurs.
Le ‘‘témoin 23’’, une figure masculine de l’autorité dans sa localité, a déclaré à la Cour avoir été sodomisé par trois soldats congolais en présence de sa femme et de ses enfants. Il a indiqué que pendant une période de quatre jours, les soldats congolais avaient violé à de nombreuses reprises ses enfants et ses femmes. « Lorsqu’ils avaient envie de coucher avec une femme, ils revenaient [chez moi] », a-t-il indiqué. Il a ajouté que les soldats avaient tué par balle une de ses femmes.
Une autre victime de viols, le ‘‘témoin 82’’, qui avait 12 ans à l’époque des évènements, a raconté que deux soldats l’avaient violée. Les soldats avaient également violé ses sœurs et ses grand-mères et avaient tué son frère.
Le Dr Adeyinka Akinsulure-Smith, une psychologue clinicienne et le premier expert à se présenter à la barre, a témoigné sur le trouble de stress post-traumatique (TSPT) dont souffrent les victimes centrafricaines de violence sexuelle. Elle a également indiqué que les conséquences physiques et psychologiques du viol étaient « nombreuses » parmi les victimes qu’elle avait examinées. Elle a ajouté que les victimes ressentaient également de la honte et de la culpabilité.
Un autre expert, André Tabot, a témoigné sur le viol utilisé comme arme de guerre. Il a déclaré que les soldats de M. Bemba avaient violé des femmes qu’ils accusaient de soutenir les rebelles, qu’ils les considéraient comme des trophées de guerre ou qu’ils souhaitaient déstabiliser les troupes ennemies. Les viols étaient parfois perpétrés par besoin de relations sexuelles et les troupes qui étaient hors de contrôle sentaient qu’elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient et en toute impunité.
Les pillages
De nombreux récits de pillages ont été entendus lors de la présentation des preuves par l’accusation. Les maisons, les bars, les magasins et les étals de marchés auraient été pillés par les combattants de l’accusé et de nombreux biens dont des produits alimentaires, de l’alcool, du bétail et des articles ménagers ont été volés.
Une victime de pillages, Flavien Mbata, un fonctionnaire de justice centrafricain, a relaté comment les troupes de M. Bemba avaient occupé de force sa maison et l’avaient pillée. Il a présenté à la Cour les documents que, d’après lui, les troupes du MLC battant en retraite auraient laissés dans sa maison. Ces documents, qui comprenaient un bulletin d’information et un manuel d’entraînement militaire, portaient tous deux un en-tête « Armée de libération du Congo ».
Les témoins ont déclaré que les biens volés avaient été transportés et avaient traversé le fleuve Oubangui pour rejoindre la République démocratique du Congo (RDC). Le procès a également entendu qu’il y a eu des cas où les soldats centrafricains bloquaient le transport des biens pillés vers le Congo, ce qui avait conduit les combattants étrangers à mener des représailles sur les civils.
Responsabilité de commandement
La plupart des témoins de « l’intérieur » ont donné des dépositions sur les opérations militaires et la structure du MLC et ont présenté des témoignages reliant M. Bemba aux crimes, des témoignages qui se sont tous déroulés à huis clos. Á de brefs moments, certains d’entre eux se sont tenus en séance publique. La majorité des personnes qui se sont présentées à la barre ont occupé des postes élevés dans le MLC. Mais des officiers militaires centrafricains qui avaient travaillé avec les troupes de l’accusé lors du conflit ont également témoigné devant la Cour, majoritairement en séance publique.
Certains ont déclaré que le MLC opérait aux côtés des forces armées centrafricaines et que les troupes étrangères recevaient des approvisionnements, du carburant, des munitions, des équipements de communication et de transport de l’armée nationale. Certains de ces témoins ont toutefois affirmé que les troupes congolaises n’étaient pas sous le contrôle des autorités centrafricaines et que l’accusé donnait souvent des ordres directs à distance. Ils ont déclaré à la Cour que Mustafa Mukiza, le commandant des troupes congolaises stationnant dans le pays voisin, entretenait des contacts réguliers avec M. Bemba.
Le ‘‘témoin 33’’ a indiqué lors du procès que l’accusé possédait un centre de communication situé juste à l’extérieur de sa résidence qu’il utilisait pour communiquer avec ses commandants présents sur le terrain. Le ‘‘témoin 65’’ a décrit les journaux de communication et les messages transmis pendant les mois d’octobre et de novembre 2002 par les officiers du groupe de M. Bemba qui étaient déployés sur le front. Il a affirmé que, à chaque fois qu’un message était transmis au centre opérationnel du groupe ou émis par ce dernier, une copie était envoyée à M. Bemba « pour information ».
Un grand nombre de témoins de l’intérieur ont déclaré que les soldats congolais avaient un code de conduit avec des règles disciplinaires. Mais sur le front, ce code était toutefois ignoré. Le ‘‘témoin 45’’, par exemple, a déclaré que bien que la milice avait un code de conduite pour ses troupes, les règlements étaient « très difficiles » à appliquer en raison de la « distance » existant entre les soldats présents sur le front et le quartier général du haut commandement. Il a indiqué que, par la suite, ce haut commandement n’avait plus été très strict dans l’application du code. Selon ce témoin, ce n’est que lorsque « une pression internationale avait été exercée » qu’un tribunal avait été mis en place par l’accusé pour juger les officiers de niveau inférieur. Les procès auraient été toutefois orchestrés et les soldats condamnés avaient été libérés avant d’avoir purgé la totalité de leurs peines.
Joseph Mokondoui, un colonel centrafricain à la retraite a témoigné que les troupes de M. Bemba opéraient indépendamment et ne menaient pas d’opérations conjointes avec l’armée nationale. Mais il a ajouté que les troupes de l’accusé recevaient régulièrement des renseignements de la part des autorités militaires locales. Entretemps, Thierry Lengbe, un colonel de l’armée centrafricaine, a déclaré que la milice congolaise n’avait effectué qu’une seule opération conjointe avec l’armée de la RCA. Il a indiqué que l’équipement de communication radio de l’armée centrafricaine n’était pas compatible avec le matériel de communication du MLC.
Un certain nombre de témoins de l’intérieur ont raconté que M. Bemba avait visité ses troupes dans le pays en conflit. Le ‘‘témoin 213’’, en particulier, a signalé la présence de plusieurs cadavres de civils le long des routes que M. Bemba avait empruntées pour visiter ses troupes sur le terrain. Il a indiqué toutefois que l’accusé de crimes de guerre n’avait pas parlé des cadavres ou de la nécessité d’appliquer une discipline lorsqu’il s’était adressé à ses troupes. Il les avait plutôt encouragés et remerciés pour le travail qu’ils effectuaient.
Dans son témoignage, le général Daniel Opande, un expert militaire, a abordé la structure de commandement militaire ainsi que la responsabilité de commandement. Cet officier kenyan à la retraite, ancien commandant des missions de maintien de la paix pour les Nations Unies en Afrique, a indiqué que l’accusé était le chef suprême de son groupe et avait des « moyens certains » de donner des ordres directs à ses troupes depuis son domicile ainsi que dans le pays en conflit. Il a également affirmé que le MLC possédait une hiérarchie et une organisation similaires à celles des organisations militaires.
Identité des auteurs des crimes
L’identification des auteurs en tant que citoyens congolais, principalement parce qu’ils parlaient lingala, une langue congolaise, a été au centre des dépositions d’un grand nombre de témoins ayant assisté aux crimes. Le professeur William Jean Samarin, un expert linguiste, a déclaré que les centrafricains pouvaient reconnaître le lingala lorsqu’ils l’entendaient. Ils pouvaient également deviner la nationalité de citoyens congolais même s’ils parlaient français ou sango (une langue de la RCA) du fait des différences d’accent. Les témoins ont également indiqué qu’ils pouvaient distinguer les troupes congolaises des autres forces participant au conflit parce qu’elles étaient mal habillées, ne connaissaient pas les zones dans lesquelles elles opéraient et, parfois, prenaient pour interprètes des immigrants congolais qui travaillaient en RCA.
Les juges ont entendus que les autorités centrafricaines avaient mené une enquête sur les crimes commis lors du conflit avant de transmettre l’affaire Bemba à la CPI. Firmin Feindiro, un procureur général de Bangui qui avait mené l’enquête, a témoigné que les investigations avaient conclu que le MLC avait perpétré certains crimes. Cependant, un juge de Bangui avait rejeté les charges que le procureur tentait de porter. Dans son témoignage donné devant la Cour, le juge Pamphile Oradimo a déclaré ne pas avoir trouvé de preuves suffisantes impliquant M. Bemba. Il a indiqué, de plus, que M. Bemba avait obtenu depuis lors l’immunité et ne pouvait donc être jugé.
La défense
Tout en reconnaissant que ses troupes étaient présentes sur le territoire centrafricain, M. Bemba a nié toutes les charges retenues contre lui. Sa défense soutient que, une fois que ses troupes avaient quitté le Congo, il n’exerçait plus un commandement direct sur elles puisqu’elle étaient alors passées sous le commandement des autorités centrafricaines. La défense a ensuite soutenu que n’importe quel autre groupe participant au conflit pouvait avoir perpétré les crimes présumés.
D’autres forces étrangères étaient impliquées dans le conflit aux côtés des combattants de M. Bemba, notamment des soldats libyens et des troupes issues de la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD), pour soutenir les forces gouvernementales ainsi que des tchadiens qui avaient combattus avec les insurgés menés par François Bozizé. En outre, plusieurs milices ethniques locales et de nombreuses unités de l’armée étaient en activité lors du conflit.
La plaidoirie de la défense devrait débuter le 15 août 2012.