Alors que le procès de Jean-Pierre Bemba débute cette semaine, les analystes politiques mettent les bouchées doubles pour examiner ce que signifie cette affaire pour la paix fragile en République démocratique du Congo. En outre, nombreux sont ceux qui perçoivent ce procès comme déterminant pour tester la capacité de la Cour pénale internationale (CPI) à rendre la justice dans une région où la politique est inextricablement liée aux effusions de sang et à l’instabilité.
Pour ceux d’entre nous qui défendent l’idée, telle qu’énoncée dans les principes fondateurs de la Cour, qu’il ne peut y avoir de paix sans justice et même pour ceux qui sont idéologiquement engagés auprès de la Cour, il est difficile de nier que certains éléments de l’affaire Bemba sont problématiques. Le principal problème est qu’il est seul à être jugé : l’ancien président de la République centrafricaine, Ange-Félix Patassé, qui avait invité les rebelles de M. Bemba dans le pays en 2002, n’est pas inculpé malgré le fait que le procureur adjoint de la CPI, Fatou Bensouda, ait indiqué qu’il « est un co-auteur des crimes commis par M. Bemba ». En RCA, les victimes du conflit de 2002-2003 entre l’actuel président François Bozizé et le président de l’époque, M. Patassé, se demandent pourquoi un étranger est jugé alors que leur compatriote a échappé à la CPI.
De l’autre côté de la frontière, en République démocratique du Congo, les victimes de la province d’Ituri, où les Banyamulenge ont terrorisé la population entre 2002 et 2006, se demandent pourquoi M. Bemba est la seule personne à être accusée des crimes qui ont été commis en RCA. Pour les habitants d’Ituri qui souhaitent savoir ce qui est arrivé à leurs proches et pourquoi, la justice reste un vœu pieu, même si M. Bemba est poursuivi avec succès dans cette affaire.
Et bien évidemment, au niveau politique, le président de la RDC, Joseph Kabila, continue à être assailli de plaintes affirmant que le renvoi de M. Bemba s’apparente davantage à de la politique qu’à de la justice, que sa popularité lui garantira un appui à La Haye tandis que d’autres personnes ayant commis des crimes graves restent en liberté, et que le procureur est soit incompétent soit le jouet des politiciens africains.
Au-delà de tous les commentaires et acrobaties juridiques qui continuent à entourer cette affaire, un certain nombre de points importants doivent être gardés à l’esprit par les personnes engagées dans la paix et le processus démocratique dans la région des Grands Lacs. Jean-Pierre Bemba ne conteste pas qu’il était, ainsi que ses troupes, en RCA au moment où les atrocités ont été commises. Il n’a pas nié avoir dirigé une armée rebelle. Il n’a pas nié non plus que ses troupes ont commis des atrocités qui pourraient être définies comme des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. La défense reste plutôt sur l’idée qu’il n’était pas le commandant responsable et que, par conséquent, il n’avait pas connaissance des atrocités et/ou ne pouvait les arrêter.
C’est une défense qui paraîtra bien dérisoire, non seulement aux victimes des crimes qu’il aurait commis mais également à tous les survivants qui ont été pris dans les tirs croisés.
En mai de cette année, j’ai voyagé dans le Sud-Kivu pour rencontrer des personnes demeurant au Congo et dont les vies se sont articulées, cette dernière décennie, autour du viol et du meurtre. De tous les souvenirs de cette visite, une demeure particulièrement vivace. Je me suis assise avec deux collègues dans une pièce dépourvue de lumière, discutant avec le personnel d’un projet que nous avions créé, un service de conseils juridiques au sein du très renommé Hôpital Panzi. Ils nous ont parlé de la nouvelle loi sur la violence sexuelle qui venait juste d’être votée et de la manière dont ils l’utilisaient non seulement comme un instrument de justice mais également comme un outil pour éduquer les communautés éloignées sur le viol et les sévices sexuels à l’égard des femmes. Nous avions déjà entendu ces mots auparavant dans des douzaines de projets dans la région de l’Afrique du Sud. Nous approuvions de la tête. Nous connaissions le contexte, celui de la guerre qui avait ravagé les Kivus depuis 1998. Mais il n’est pas très différent de celui de toute autre communauté pauvre, où qu’elle soit en Afrique du Sud. Ils nous ont parlé des cassettes qu’ils avaient réalisé, qu’ils jouaient sur de puissantes enceintes les jours où ils faisaient de la publicité pour leurs services et ils ont commencé à nous parler des nombreuses femmes qui s’étaient présentées à eux. Ils nous ont parlé du progrès qu’ils avaient réalisé en Uvira ainsi que d’un jeune homme très posé qui avait jusque-là mené le groupe de discussion et qui s’était mis soudainement à pleurer. Sa bouche est tordue et il tremble. Il ne peut s’empêcher de se comporter ainsi. Il est surpris et gêné mais il ne sait quoi faire d’autre. Il commence, tout en sanglotant, de décrire ce qu’il a vu puis se tait, pour se préserver et nous ménager. Il s’agit d’un moment totalement improvisé de tristesse, de vide et de stupéfaction. Mes collègues, ainsi que moi-même, sont africains, tout comme ce jeune homme. En apparence, cela devrait nous permettre de mieux nous comprendre. Mais lorsqu’il se calme, je commence à avoir honte. Je ne comprendrais jamais ce qu’il a vu.
L’avocat du projet rompt le silence et commence à parler des ateliers que nous proposons. Elle avait assisté à suffisamment de réunions de ce type pour savoir qu’il était prévu que nous retournions à Johannesburg avec des faits et des chiffres. Alors, d’une manière très concrète, elle s’est mise à débiter des chiffres, nous ramenant dans un domaine où nous pouvions évoluer : les ateliers ont touché plus d’un millier de femmes, sept cent femmes se sont présentées pour des conseils et un pour cent a engagé une procédure. Je voulais pleurer mais je me sentais stupide. « Pourquoi un chiffre si bas ? », ai-je demandé stupidement.
Elle fait preuve de beaucoup de patience à notre égard. « Car les auteurs ne sont pas connus. Et ceux qui le sont, reviendrons tout simplement ». « Alors que faites-vous avec toutes ces femmes qui ne peuvent entreprendre de poursuites ? », avons-nous demandé. « Nous les formons à la justice ». Elle donne sa réponse sans aucune ironie. Je la regarde et elle poursuit. « Et nous leur parlons toujours de la CPI. C’est la meilleure partie de la formation que nous leur donnons ». Maintenant, il est impossible de ne pas pleurer. « Pourquoi ? Quel est le rapport entre la CPI et leurs vies ? », avons-nous demandé. « C’est notre espoir », a-telle rétorqué. Il ne s’agit pas d’une occidentale idéaliste. Elle est congolaise, conseillère juridique, parle quatre langues et occupe un des postes les plus difficiles au monde. « Un jour, la CPI se déplacera et entendra ces histoires. Un jour, les viols s’interrompront ».
Que cela soit vrai ou pas, il est essentiel que certains survivants le croient. Alors que le procès Bemba débute cette semaine, il importe énormément que ce soit les victimes et les survivants de crimes commis en RCA, au Congo, au Sri Lanka, en Colombie, dont les auteurs seront jugés un jour, occupent une place centrale ; et tant pis pour les politiciens.
Sisonke Msimang est la directrice générale d’Open Society Initiative pour l’Afrique du Sud. Elle est spécialiste des mouvements de la société civile et des droits des femmes.