Cette semaine, un expert en linguistique a témoigné au procès Bemba au sujet des langues parlées en République centrafricaine (RCA) et dans la République démocratique du Congo (RDC) voisine. Le seul autre témoin ayant comparu cette semaine a témoigné à huis clos.
Lundi, un expert linguiste a déclaré au procès de l’ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba que les combattants du Mouvement pour la libération du Congo (MLC) auraient pu parler d’autres langues, outre le lingala. Le lingala appartient au groupe des langues bantoues et est originaire de la République démocratique du Congo (RDC).
De nombreux témoins de l’accusation ont déclaré que les soldats qui avaient commis les crimes en République centrafricaine (RCA) dans les années 2002 et 2003 parlaient lingala. Les témoins ont conclu que ces soldats étaient des membres du groupe de M. Bemba, essentiellement en se basant sur la langue parlée par les troupes.
Dans son témoignage, l’expert a affirmé que le RDC était le seul pays parmi ceux bordant la RCA où vivaient des populations de langue bantoue. Il a ajouté que bien qu’il y ait quelques groupes ethniques centrafricains parlant des langues de type bantou, ils ne pouvaient être confondus avec des ressortissants congolais car ils parlaient également sango, une langue largement utilisée par les centrafricains.
En faisant comparaître l’expert linguiste, les procureurs ont tenté d’apporter une crédibilité au témoignage de leurs témoins qui avaient conclu que les soldats ayant commis les actes de violence étaient des congolais plutôt que des ressortissants centrafricains en se basant sur la langue qu’ils parlaient. La défense a soutenu que les soldats et miliciens centrafricains étaient impliqués dans la commission d’atrocités sur les civils à l’époque où les combattants du MLC étaient présents dans le pays.
Selon les procureurs de la Cour pénale internationale (CPI), M. Bemba, en tant que commandant en chef du MLC porte la responsabilité des viols, meurtres et pillages commis en masse par ses soldats en RCA. Ses troupes étaient présentes dans le pays entre octobre 2002 et mars 2003 pour aider le président en exercice Ange-Félix Patassé à combattre une rébellion.
Lors du contre-interrogatoire mené par l’avocat de la défense Nkwebe Liriss, le professeur a affirmé que, hormis le lingala, les supposés soldats du MLC étaient susceptibles de parler swahili et d’autres langues. Il a indiqué que même si les centrafricains connaissaient le swahili ou d’autres langues parlées par les troupes congolaises, ils les auraient identifiés comme des non centrafricains car les sonorités auraient été ‘‘différentes’’.
M. Nkwebe a demandé au témoin pourquoi le lingala était identifié comme étant la langue des agresseurs si, en fait, les soldats congolais pouvaient parler d’autres langues.
« Certaines personnes peuvent reconnaître des bribes de la langue [lingala] », a expliqué le professeur Samarin. « Ce qui est important, ce n’est pas qu’ils parlent lingala mais qu’ils parlent comme des personnes venant de là-bas [RDC]. Évidemment, ils peuvent aussi présenter d’autres singularités ».
La défense a fait observer que le rapport que le professeur avait présenté à la Cour en septembre dernier était basé sur des recherches menées il y a plus de 15 ans, en 1994. Le témoin a répondu que « rien n’avait changé depuis 1994 » en ce qui concernait la dynamique linguistique au sujet de laquelle il faisait une déposition.
Le professeur Samarin a expliqué que, outre ses connaissances personnelles et son étude de 1994, son rapport à la Cour était également basé sur les évènements de 2002 et 2003 qu’il avait trouvé dans les documents et les dépositions des témoins que lui avait fourni l’accusation et qu’il avait analysé.
M. Samarin, un professeur en linguistique et en anthropologie de l’Université de Toronto, au Canada, a tout au long de son témoignage affirmé que les centrafricains étaient en mesure d’identifier le lingala, une langue congolaise, comme la langue parlée par leurs présumés agresseurs du MLC.
De plus, il a déclaré que même si les auteurs des crimes avaient parlé français ou sango, une langue largement parlée en RCA, les ressortissants de la RCA seraient toujours en mesure de discerner qu’il s’agit d’étrangers en se basant sur leurs accent, voix, texture et sur un “sentiment de la langue” général.
Dans son rapport à la Cour, l’expert a conclu que, étant donné les différents aspects sociaux, démographiques, économiques et culturels de Bangui, la capitale centrafricaine, on pouvait raisonnablement dire qu’il y avait quelques locuteurs de lingala à Bangui. Il a estimé qu’un centrafricain sur 12 parlait lingala.
M. Nkwebe a toutefois fait observer que les données statistiques du professeur dans lesquelles il représentait les niveaux de connaissance et de familiarisation, il avait classé deux témoins de l’accusation ayant des origines congolaises avec le degré le plus bas de familiarisation, le même que les témoins d’origine centrafricaine qui avaient témoigné être incapables d’identifier le lingala.
« Si quelqu’un vient de Kinshasa [la capitale de la RDC] et que je lui ai donné un niveau 1, c’est que je me suis trompé. Je ne prétends pas que ce rapport soit parfait », a répondu le professeur Samarin.
M. Nkwebe a ensuite souligné qu’un autre témoin d’origine congolaise était classé en niveau 5, ce qui représente la connaissance et la compréhension du lingala les plus élevées. L’avocat de la défense a toutefois indiqué que ce témoin en particulier n’avait qu’une connaissance partielle du lingala et, par contre, une parfaite connaissance de la langue swahili. Il a précisé, qu’en réalité, ce témoin avait fait sa déclaration en swahili et non en lingala.
En défendant cette partie de son rapport, le témoin a concédé que son tableau d’analyse n’était seulement « pertinent que jusqu’à ce qu’il soit prouvé qu’il ne le soit pas ».
Dans une autre partie du rapport, la défense a fait remarquer que pour les critères d’évaluation retenus pour déterminer le pourcentage de citoyens centrafricains capables de reconnaître et d’identifier le lingala, le professeur n’avait utilisé que leur proximité géographique avec la RDC. L’expert a admis qu’il y avait en effet une dichotomie entre ses conclusions sur le nombre de centrafricains capable d’identifier le lingala et son application à l’ensemble du pays ou à Bangui uniquement.
« J’aurais dû être plus précis concernant l’intérieur des terres et la zone de la rivière mais cela n’a pas été le cas », a déclaré M. Samarin.
Entretemps, jeudi, le seizième témoin à charge du procès a clos sa déposition. Elle s’est, toutefois, déroulée en totalité à huis clos. Le témoin a témoigné pendant deux jours sous le pseudonyme de ‘‘témoin 75’’.
En cinq mois de procès Bemba, l’accusation a appelé à comparaître deux témoins experts, un témoin général et 12 victimes ou témoins des supposés crimes de guerre. La plupart des témoins des procès qui se sont déroulés jusqu’à présent devant la CPI ont bénéficié de mesures de protection, notamment de la déformation numérique de la voix et du visage ainsi que de l’utilisation de pseudonymes. Ces mesures sont destinées à protéger les témoins contre d’éventuelles représailles si leurs identités étaient dévoilées au public.
Par ailleurs, les juges du procès ont rejeté jeudi une demande déposée par les représentants légaux des victimes participant au procès. En rendant sa décision orale, le juge président Sylvia Steiner a indiqué qu’Assingambi Zarambaud n’avait pas fourni de justification suffisante pour les motifs pour lesquels il souhaitait interroger le ‘‘témoin 6’’ Selon le juge, les avocats des victimes doivent démontrer que le témoignage d’un témoin particulier est d’un intérêt personnel pour les victimes qu’ils représentent avant qu’ils ne soient autorisés à interroger ce témoin.
Le juge Steiner a déclaré que, dans la demande de M. Zarambaud pour interroger le ‘‘témoin 6’’, il n’avait apporté qu’une seule justification aux raisons pour lesquelles l’intérêt personnel des victimes qu’il représentait seraient affecté. Cette justification était que le témoignage du ‘‘témoin 6’’ était crucial pour les intérêts de la victime qu’il représentait. Les juges ont conclu que cette justification était insuffisante puisqu’il n’avait donné aucune indication sur la manière dont le témoignage du ‘‘témoin 6’’ pourraient affecter l’intérêt personnel des victimes représentées par M. Zarambaud.
Les juges ont autorisé M. Zarambaud, “à titre exceptionnel”, à soumettre une nouvelle demande détaillant les motifs pour lesquels les intérêts personnels des victimes qu’il représente seraient affectés par le témoignage du ‘‘témoin 6’’.
Le procès reprendra le lundi 4 avril pour entendre le témoignage du ‘‘témoin 6’’.