Jean-Pierre Bemba in court
qui est Jean-Pierre Bemba Gombo

Par Jacques B. Mbokani

Jacques B. Mbokani détient un doctorat en droit de l’Université catholique de Louvain et est professeur à l’Université de Goma et à ULPGL / Goma. Il a déjà écrit sur la responsabilité du commandement dans l’affaire Bemba. Il est un Consultant externe OSISA-RDC et ancien stagiaire à l’ICC (OTP).

Les vues et opinions exprimées dans ce commentaire ne reflètent pas nécessairement les vues et opinions de l’Open Society Justice Initiative.

La Cour a tranché ! En effet, le 8 juin 2018 la chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) a décidé d’acquitter Jean-Pierre Bemba des charges des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité pour lesquelles il avait été condamné (à l’unanimité), en tant que supérieur hiérarchique, à 18 ans de prison par une chambre de première instance en 2016. Cette condamnation, aujourd’hui annulée, faisait suite à des meurtres, viols et pillages attribués aux soldats de Bemba lorsqu’ils sont intervenus dans le conflit armé centrafricain de 2002-2003. L’acquittement ainsi prononcé a fait l’objet de vives critiques, y compris au sein de la composition de la chambre d’appel, celle-ci l’ayant prononcé à une courte majorité de 3/5. L’on notera à cet égard la disproportion entre le volume de l’arrêt (80 pages) et celui de l’opinion dissidente [pdf en anglais] commune aux juges minoritaires (269 pages). Celui qui n’a pas d’intérêt personnel dans cette affaire et qui s’attendait à des enseignements qu’apporterait l’arrêt Bemba sur la définition des crimes contre l’humanité et les conditions de la responsabilité des supérieurs hiérarchiques se verrait dans la confusion face à cette division très tranchée des juges d’appel, chaque camp étant tellement sûr de lui-même qu’il reproche à l’autre de commettre des « erreurs graves ».

En examinant attentivement l’arrêt et les diverses opinions des juges, il semble que ce quiproquo tire son origine dans la manière très générale dont la chambre préliminaire a confirmé les charges. Cette chambre a confirmé les charges des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre à charge de Bemba, parce qu’elle était convaincue que les soldats de Bemba ont commis en République Centrafricaine de très « nombreux » meurtres, viols et pillages rapportés par des sources indirectes telles que les rapports d’organisations non-gouvernementales (ONG) et les média. Pour parvenir à cette conclusion, elle s’est fondée, à titre illustratif, sur une poignée d’actes criminels, à savoir 1 meurtre, 11 cas de viol et 6 cas de pillages (tout en rejetant 2 allégations de meurtres et 35 viols). En appui à sa méthode, la chambre préliminaire a cité la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux (TPI) ad hoc qui, selon elle, admettait les éléments de preuves relatant de « nombreux » crimes, sans qu’il soit nécessaire de préciser le nombre exact des victimes. Toutefois, comme nous l’avons indiqué dans un article publié dans le dernier numéro hors-série de la Revue québécoise de droit international (RQDI), ces jurisprudences se rapportaient à des situations différentes de celles de l’affaire Bemba. Elles concernaient des témoins directs ayant survécu à des massacres de masse et qui ne pouvaient pas préciser le nombre des victimes justement parce qu’elles étaient très nombreuses. Dans l’affaire Bemba, aucun témoin direct n’a rapporté des massacres ou viols de masse. Il s’agissait plutôt d’une collection des témoignages individuels (parfois anonymes et fondés sur les ouï-dire) réalisés par des sources indirectes (rapports d’ONG et médias). Cette méthode a toutefois été admise à la phase du procès en première instance et explique (i) la différence entre le nombre d’actes criminels retenus à la phase de confirmation des charges et celui qui a été retenu dans le jugement final ; et (ii) la disproportion, dans le jugement final, entre le nombre des victimes autorisées à participer à la procédure (5229) et le nombre d’actes criminels établis au-delà de tout doute raisonnable (3 meurtres, 28 viols et 21 pillages).

Comme nous l’avons anticipé dans l’article publié dans la RQDI, la méthode précitée s’est révélée très problématique sur trois aspects. Premièrement, la connaissance de Bemba du comportement criminel de ses soldats devait-elle être démontrée par rapport aux actes criminels établis au-delà de tout doute raisonnable ou devait-elle être établie par rapport aux « nombreux » crimes rapportés par des sources indirectes, avec le double risque (i) de confondre la connaissance d’une allégation d’un fait et la connaissance d’un fait en tant que tel et (ii) d’imputer à Bemba la connaissance des actes criminels que la Chambre elle-même n’a pas établis au-delà de tout doute raisonnable ? Deuxièmement, la règle de la proportionnalité entre les mesures qu’est censé prendre le supérieur hiérarchique devait-elle s’apprécier au regard des seuls actes criminels établis au-delà de tout doute raisonnable ou devait-elle s’apprécier en fonction de nombreux crimes rapportés par des sources indirectes ? Il est évident que les mesures qu’un supérieur hiérarchique prendrait pour prévenir/réprimer les seuls crimes établis au-delà de tout doute raisonnable seraient nécessairement perçues comme « largement insuffisantes » pour prévenir/punir les « nombreux » crimes rapportés par des sources indirectes. Troisièmement, l’interprétation de la notion d’attaque « généralisée » dans les crimes contre l’humanité devait-elle être faite en fonction de cette poignée d’actes criminels établis au-delà de tout doute raisonnable, ou devait-elle prendre en compte les « nombreux » crimes dont l’existence reste controversée, avec le risque de confondre le caractère généralisé d’une « attaque » et celui des actes criminels individuels ?

Comme on peut le constater, chaque camp des juges (majorité/minorité) a apporté des réponses radicalement opposées à ces trois questions. Pourtant, cette controverse aurait sans doute été évitée si la chambre préliminaire s’était abstenue de confirmer les charges de manière très générale. L’on peut à cet égard regretter que la décision de confirmation des charges n’ait été contestée en appel par aucune des parties, en dépit de ses ambigüités que nous avons relevées il y a près de huit ans. Si la chambre d’appel l’avait validée, elle ne se serait certainement pas prononcée dans le sens de l’arrêt du 8 juin 2018.

Concernant justement l’étendue des pouvoirs de la chambre d’appel, l’on est ici encore frappé par la divergence des opinions des juges sur cette question. L’opinion des juges minoritaires, approuvée par la procureure, dénonce que l’arrêt Bemba se soit écarté du standard dit « conventionnel » d’examen d’un appel contre une décision de culpabilité. Il faut pourtant rappeler que l’article 21(3) du Statut de Rome, disposition qui figure pour la première fois dans le statut d’un tribunal pénal international, exige d’interpréter et d’appliquer le Statut de Rome conformément aux droits de l’homme internationalement reconnus. Cette particularité du Statut de Rome invite donc à une prudence dans la transposition de la jurisprudence des TPI ad hoc (dont les statuts ne prévoient pas une telle disposition) sur celle de la CPI. Or, un des droits fondamentaux de l’homme, par ailleurs consacré à l’article 14(5) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est celui « de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation ».

Si l’approche très restrictive que prônent les juges minoritaires quant à l’étendue des pouvoirs de la chambre d’appel peut être conforme à la jurisprudence des TPI ad hoc, l’on peut toutefois craindre qu’elle s’écarte de la manière dont les organes de protection des droits de l’homme ont toujours interprété le droit à un double degré de juridiction en matière pénale (voir Observation générale n° 32 du Comité des droits de l’homme, paragraphe 48 [pdf]). En tout état de cause, cette approche très restrictive des pouvoirs de la chambre d’appel, réduisant celle-ci non plus à une juridiction d’appel, mais à une sorte de « cour de cassation », serait favorable à la procureure lorsqu’elle a gagné le procès en première instance et non lorsqu’elle l’a perdu.

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