Jean-Pierre Bemba in court
qui est Jean-Pierre Bemba Gombo

Par admin

Cet article a été écrit par Susana SáCouto, la directrice du Bureau de recherche sur les crimes de guerre de l’American University College of Law de Washington. Les vues et opinions exprimées dans ce commentaire ne reflètent pas nécessairement les vues et opinions de l’Open Society Justice Initiative.

Il y a deux semaines, la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) a annulé, dans une décision issue d’avis partagés, la condamnation de l’ancien commandant militaire Jean-Pierre Bemba pour crimes contre l’humanité de viol et de meurtre et pour les crimes de guerre de viol, de meurtre et de pillage commis par ses troupes en République centrafricaine (RCA) entre octobre 2002 et mars 2003. La décision est clairement une déception pour les victimes des crimes commis par les troupes de M. Bemba, qui ont attendu plus de 15 ans cette mesure de justice. La décision signifie également, entre autres, que près de 16 ans après que le Statut de Rome soit entré en vigueur, et malgré une reconnaissance grandissante de la prévalence de la violence sexuelle dans les affaires relevant de la compétence de la Cour, la CPI n’a encore rendu aucune condamnation définitive pour violence sexuelle.

Quelques personnes, notamment Leila Sadat, Alex Whiting et Diane Amman ont déjà traité de certaines limites de cette décision. J’ai rédigé ce document pour apporter des précisions sur l’impact de la décision de la Chambre d’appel, particulièrement sur les affaires impliquant des accusations de violence sexuelle et à caractère sexiste, qui découle : 1) de ses utilisation et application d’une norme modifiée pour le réexamen en appel, 2) de son approche du rôle de la Chambre préliminaire, et 3) de son interprétation de « toutes les mesures nécessaires et raisonnables » qu’un commandant est tenu de prendre pour éviter la responsabilité au titre de l’article 28 du Statut de Rome.

Les critères d’examen

Comme certains l’on signalé, la Chambre d’appel s’est écartée des critères d’examen pour les erreurs de fait utilisés systématiquement non seulement par les tribunaux pénaux internationaux ad hoc comme le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (ICTR) mais également par la propre Chambre d’appel de la CPI (voir l’affaire Lubanga). Plutôt que de déterminer « si une Chambre de première instance raisonnable aurait pu être satisfaite au-delà de tout doute raisonnable concernant la conclusion en question », ce qui signifierait donner à la Chambre de première instance une « marge de retenue » par rapport à son évaluation des éléments de preuve, la Chambre d’appel a adopté de nouveaux critères lui permettant « d’interférer dans les conclusions factuelles de la Chambre de première instance lorsque l’échec de cette interférence peut occasionner une erreur judiciaire » et lui demander de le faire lorsqu’elle est « en mesure d’identifier des conclusions qui peuvent raisonnablement être remises en cause ».

Alors que l’application de ces critères signifie moins de retenue pour la Chambre de première instance, qui a passé près de quatre ans à entendre l’affaire, notamment 77 témoins et 773 éléments de preuve, la majorité de la Chambre d’appel a refusé « d’évaluer de novo les preuves », ce qui signifie que même si elle examine le dossier elle-même plutôt que de s’appuyer sur l’évaluation de la Chambre de première instance, elle n’évalue pas de nouveau tous les éléments de preuve du dossier. En effet, s’appuyer sur des preuves limitées, sans se référer aux éléments de preuve possiblement pertinents, y compris, comme le souligne Alex Whiting, sur un témoin de la défense corrompu (D54) ou, comme l’opinion dissidente [pdf] le fait remarquer, sur les réponses évasives ou contradictoires d’un autre témoin (P36), la Chambre d’appel a marqué son désaccord avec l’évaluation par la Chambre de première instance de l’évaluation de la responsabilité de M. Bemba en tant que commandant, l’acquittant pour toutes les charges.

Cela n’est pas de bon augure, particulièrement pour les affaires impliquant des crimes de violence sexuelle, qui exigent souvent une analyse complète du contexte afin de comprendre comment cette violence a été perpétrée lors de conflits ou de violence collective. Le viol est parfois ordonné par des chefs militaires ou politiques mais souvent il n’est pas d’emblée explicitement prévu ou orchestré. La violence sexuelle peut initialement être commise parce que le climat de guerre et le chaos qui l’accompagne lui permet de survenir. En revanche, une fois qu’il est clairement établi que les supérieurs ne désapprouvent pas la violence sexuelle, « les viols opportunistes deviennent généralement plus publics, plus fréquents et plus violents » [pdf en anglais], constituant une partie de la violence générale perpétrée à l’encontre d’un groupe ciblé. Pour le comprendre, cela exige souvent que la Cour prenne en compte tous les éléments de preuve globalement et fasse des déductions basées sur le bon sens en s’appuyant sur ces preuves.

Dans l’ affaire Kvočka, par exemple, le TPIY avait conclu que les viols commis dans un camp de détention étaient prévisibles, malgré l’absence de preuve indiquant que l’accusé savait que des femmes avaient été déjà violées dans ce camp, en examinant toutes les preuves et en tirant des conclusions à partir des circonstances de l’affaire. La Chambre de première instance statuant sur l’affaire Kvočka a constaté, en particulier, que « [a]pproximativement 36 femmes avaient été détenues, gardées par des hommes armées qui étaient souvent saouls, violents aussi bien physiquement que mentalement et qui étaient autorisés à agir en toute impunité », et a conclu « qu’il ne serait pas réaliste et contraire à toute logique de s’attendre à ce qu’aucune femme retenue à Omarska, placée dans des circonstances rendant les femmes particulièrement vulnérables, ne subisse de viols ou d’autres formes de violence sexuelle », ajoutant que cela était « particulièrement vrai à la lumière d’une intention claire de perpétrer des actes criminels pour soumettre le groupe visé à une persécution par le biais de moyens tels que la violence et l’humiliation ».

Sans un examen approfondi de tous les éléments de preuve, notamment une analyse contextuelle pour savoir comment une violence sexuelle qui au départ paraît non intentionnelle peut être reliée en réalité à la commission d’autres crimes et, par conséquent, attribuable à(aux) personne(s) responsable(s) de ces crimes, les crimes de violence sexuelle peuvent souvent rester impunis. Le risque n’est pas uniquement théorique. Comme il en ressort clairement du procès Katanga (une des deux seules affaires à parvenir à un jugement sur des chefs d’accusation de violence sexuelle devant la CPI), même lorsque la violence sexuelle est commise par le même groupe d’auteurs sur les membres d’un autre groupe au même moment et au même endroit que d’autres formes de violence perpétrées à l’encontre de ce groupe, un examen limité des éléments de preuve peut entraîner un acquittement des chefs d’accusation de violence sexuelle. Le risque est plus important encore si les critères d’examen permettent à la Chambre d’appel d’interférer dans les conclusions d’une Chambre de première instance lorsqu’elles peuvent être remises en cause mais son examen est limité à certaines parties du dossier.

Rôle de la Chambre préliminaire

Par ailleurs, la Chambre d’appel qui a prononcé la décision dans le procès Bemba a adopté une approche différente de celle suivie antérieurement par la Chambre d’appel concernant le rôle de la Chambre préliminaire dans le processus de confirmation des charges. Ce processus, propre à la CPI, exige que la Chambre préliminaire conclut « qu’il existe des motifs substantiels de croire » que l’accusé a commis les crimes présumés. Comme la Cour l’a elle-même affirmé à de nombreuses reprises, ces critères sont faibles et destinés à empêcher que des charges « erronées et totalement sans fondement » ne passent au stade du procès. Cependant, la Chambre d’appel du procès Bemba a adopté ce qui semble être des critères plus élevés, exigeant que la Chambre préliminaire s’assure non seulement que les charges aient un fondement mais qu’elle confirme également les actes individuels sous-jacents aux chefs d’accusation. Cela est vrai même si, comme cela a été le cas pour le procès Bemba, l’accusé reçoit une notification adéquate de tout acte additionnel sous-tendant les charges lors de la période souvent longue qui se déroule entre la confirmation des charges et le premier jour du procès (comme le démontre un rapport du Bureau de recherche sur les crimes de guerre (WCRO), à compter de la fin de l’année 2015, cette période s’étendait de 13 à 22 mois).

Cela n’est pas de bon augure, de nouveau, pour les affaires impliquant des crimes de violence sexuelle. Pour différentes raisons, notamment le fait que la violence sexuelle est parfois perçue à tort comme accidentelle, opportuniste ou isolée en opposition au fait d’être une partie d’un conflit plus large ou interconnectée à d’autres crimes, les enquêteurs ne donnent souvent pas d’emblée la priorité aux crimes de violence sexuelle. En effet, comme la jurisprudence des tribunaux ad hoc l’exprime clairement, les preuves d’une violence sexuelle apparaissent souvent tardivement durant l’instruction des crimes (voir, par exemple, les procès Kabiligi & Ntabakuze [pdf] et Niyitegeka [pdf], dans lesquels les preuves d’une violence sexuelle rassemblées après la confirmation des chefs d’inculpation initiaux mènent à une modification de l’acte d’accusation) et parfois même lors du procès (voir procès Akayesu [pdf] dans lequel les preuves de viol sont apparues lors du témoignage d’un témoin devant la Cour, ce qui a entraîné une modification des accusations six mois après que le procès ait commencé).

Une règle interdisant à la Chambre de première instance de prendre en compte les actes dont l’accusé a reçu une notification adéquate mais qui n’ont pas été confirmés spécifiquement par la Chambre préliminaire va non seulement rallonger un processus de confirmation déjà long (comme démontré par le rapport du WCRO, car, à compter de la fin de 2015, le délai entre la première comparution d’un suspect et la confirmation définitive de la décision s’étendait de 7 à 33 mois) mais aurait probablement une incidence défavorable sur les affaires relatives à une violence sexuelle.

L’article 28(a)

Enfin, l’approche de la Chambre d’appel de l’article 28(a), combinée à l’approche antérieure de la Cour des autres modes de responsabilité, augmente le risque d’impunité pour les crimes de violence sexuelle et à caractère sexiste. Comme un article à venir co-écrit par Leila Sadat, Patricia Sellers et moi-même l’expliquera, il est probable que l’interprétation restrictive de la Chambre d’appel de l’article 25(3)(a) placera particulièrement haut la barre pour les affaires impliquant des chefs d’accusation de violence sexuelle, comme il est probable qu’il sera difficile de prouver que les personnes accusées de ces crimes « avaient incontestablement… conçu les crimes, supervisé leur préparation à différents niveaux hiérarchiques et contrôlé leur exécution », comme le stipule l’interprétation par la Cour de la co-perpétration (voir procès Katanga), puisque la violence sexuelle, même généralisée, se produit souvent du fait qu’elle est tolérée et permise plutôt qu’explicitement ordonnée et planifiée.

Deuxièmement, bien qu’un accusé puisse être tenu responsable de crimes de violence sexuelle par le biais d’autres modes de responsabilité, tels que la responsabilité découlant d’un but commun en vertu de l’article 25(3)(d), cette disposition, comme nous l’avons souligné dans l’article, a été appliquée d’une manière discriminatoire aux crimes de violence sexuelle, entraînant un acquittement de chefs d’accusation de violence sexuelle (voir procès Katanga). L’interprétation de l’article 28(a) par la Chambre d’appel, si elle est suivie, devrait par la suite diminuer les modes de responsabilité en vertu desquels un auteur peut être tenu responsable des crimes de violence sexuelle.

Lors du procès Bemba, la Chambre d’appel a conclu que la Chambre de première instance avait fait un certain nombre d’erreurs qui « résultaient d’une évaluation déraisonnable du fait de savoir si M. Bemba avait pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables » qu’un commandant est tenu de prendre pour éviter la responsabilité découlant de l’article 28 du Statut de Rome. Parmi ces erreurs figure l’échec de la Chambre de première instance à évaluer les mesures que M. Bemba aurait dû prendre par rapport aux crimes spécifiques qui ont été vraiment commis, pour lesquels la majorité a suggéré, sans citer aucune autorité particulière, qu’ils auraient dû être limités aux crimes qui avaient été établis selon la Chambre au-delà d’un doute raisonnable, à savoir un meurtre, vingt viols et cinq pillages.

Bien qu’elle ait souligné que l’étendue de l’obligation de devoir prendre ces mesures dépendait du nombre de ces crimes qui, dans cette affaire, était « comparativement bas », elle n’a pas précisé si ces efforts étaient suffisants par rapport à la nature spécifique de ces crimes. Ayant conclu qu’une grande majorité des crimes établis au-delà du doute raisonnable étaient des crimes de violence sexuelle, il est pourtant surprenant que la Chambre d’appel fasse si peu mention du fait que deux des principaux mécanismes mis en place pour enquêter sur les allégations de crimes commis par les troupes de M. Bemba en RCA ont peu contribué à l’établissement de rapports sur les viols (Enquête Mondonga) ou ont été limitées aux allégations de pillage (Commission Zongo). En effet, bien qu’il existe des preuves dans le dossier que M. Bemba ait reçu en copie un fichier qui contenait des informations détaillées sur les pillages et les viols qui auraient été commis par ses troupes en RCA, la Chambre d’appel n’a pas cherché à évaluer la compétence ou la qualité de ces enquêtes relatives aux allégations de violence sexuelle. La décision suggère qu’une évaluation de « toutes les mesures raisonnables et nécessaires » n’a pas à examiner si et comment ces mesures ont fait l’objet d’enquêtes adéquates sur le type particulier de crimes commis. C’est, encore une fois, de mauvais augures pour les procès impliquant des violences sexuelles, puisque les enquêtes sur les crimes de guerre, même si elles sont appropriées à d’autres crimes, ont souvent souffert de nombreuses insuffisances lorsqu’il s’agit de crimes de violence sexuelle.

Les implications de la décision peuvent avoir des incidences importantes non seulement pour la CPI, mais également pour d’autres tribunaux ayant compétence pour des crimes similaires, notamment la Cour pénale spéciale (CPS), le tribunal établi en RCA pour répondre à certains des mêmes types de violations que celles du procès Bemba. Si la CPI ne peut tenir M. Bemba responsable des crimes de violence sexuelle commis en RCA, comment la CPS pourra-t-elle tenir d’autres auteurs responsables des crimes de violence sexuelle?


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